Chapitre 1
Claire n’avait jamais été très bavarde, mais depuis quelque temps, c’était autre chose. Elle parlait aux pierres.
Pas à haute voix, pas comme on parle à un chien ou à un enfant. Non. Elle les caressait du pouce, les plaçait soigneusement dans de petits sacs en lin, les posait sur des étagères orientées selon des angles précis, et parfois, elle s’asseyait devant elles, immobile, pendant de longues minutes. Comme si un dialogue secret avait lieu entre eux.
Son mari, Thomas, trouvait ça bizarre. Au début, il s’était moqué gentiment. Ensuite, il avait arrêté d’en parler. Désormais, il évitait même de regarder les étagères où s’accumulaient les galets noirs d’Islande, les morceaux d’obsidienne, les quartz roses ou les petites pierres bleues qu’elle avait trouvées en Patagonie.
« Encore une ? » avait-il murmuré un soir en rentrant du travail, voyant une nouvelle pierre sur la table de la cuisine.
Claire n’avait pas répondu. Elle s’était contentée de la déplacer légèrement, comme si son emplacement précis importait plus que les mots.
Ils étaient ensemble depuis 12 ans. Une belle histoire, au départ. Légère, complice, deux cerveaux rapides, deux corps joyeux, deux volontés puissantes. Puis un enfant était arrivé. Puis un deuxième. Et tout s’était tassé. Pas cassé. Mais tassé. Comme un sol sous les pas.
Thomas travaillait beaucoup. Ingénieur en télécom, il rentrait tard, souvent vidé. Claire avait mis sa carrière de photographe sur pause. Elle n’en parlait même plus. Depuis trois ans, elle se disait que c’était temporaire. Qu’un jour elle reprendrait. Elle disait ça comme on dit qu’on va ranger le grenier un jour.
Mais les pierres, elles, étaient revenues. Au début comme un jeu : une trouvée par terre avec son fils aîné, un galet rapporté d’une randonnée. Puis, une commande. Puis dix. Elle s’était mise à lire des livres, à regarder des documentaires sur les pierres anciennes, sacrées, oubliées. À prendre des notes.
Et à les écouter.
— Tu sais que c’est irrationnel ? avait lancé Thomas un dimanche matin.
Claire avait haussé les épaules.
— Ce n’est pas plus irrationnel que d’aimer quelqu’un.
Il avait levé les yeux, exaspéré.
Ce matin-là, elle avait reçu un colis. Une pierre venue de Mongolie. Un minéral noir et dense, presque métallique, trouvé au bord d’un ancien lac salé, là-bas. Claire l’avait tenue dans sa main gauche pendant longtemps. Puis elle avait pris une feuille blanche, et écrit seulement :
“Il faut que j’y aille.”
Elle n’avait pas signé. Elle n’avait pas dit où, ni quand, ni pourquoi.
Mais quelque chose en elle avait bougé. Comme une faille tectonique intérieure, discrète mais décisive.
Chapitre 2
Depuis qu’elle avait reçu la pierre noire, Claire marchait plus lentement.
Dans la maison, dans la rue, même dans les supermarchés. Comme si chaque pas devait être choisi. Calculé. Pesé.
Thomas, lui, accélérait. Il multipliait les réunions, les mails tardifs, les nouvelles responsabilités. À peine assis à table, son téléphone vibrait. Il mangeait distraitement, en lisant les nouvelles. Ils échangeaient parfois des phrases courtes, utilitaires.
— Tu peux prendre Léo à 16h aujourd’hui ?
— J’ai une conf call. Tu peux gérer ?
Le reste du temps, le silence s’installait. Pas un silence de paix. Un silence lourd, habité par toutes les paroles non dites.
Les reproches étouffés. Les envies annulées. Les désirs déplacés.
Le soir, après avoir couché les enfants, Claire sortait parfois ses pierres et les posait une à une sur la nappe. Elle ne savait pas exactement pourquoi. Peut-être pour se souvenir qu’elle existait encore.
Thomas la regardait, mais ne disait rien. Il semblait avoir abandonné l’idée de comprendre.
Un vendredi soir, alors qu’elle classait une pierre bleue dans une nouvelle boîte, il avait explosé :
— C’est quoi, au juste ? Une fuite ? Un délire mystique ? Tu veux qu’on en parle, ou tu préfères t’enfermer dans ton monde minéral ?
Claire avait levé les yeux vers lui. Pour la première fois depuis longtemps, elle l’avait vraiment regardé. Il avait l’air fatigué. Triste. Mais aussi un peu cruel.
— Ce n’est pas un délire, Thomas. C’est… c’est une manière d’écouter. De me retrouver.
— Te retrouver ? Tu vis ici, avec moi, avec les enfants. Tu es là, non ?
— Non, avait-elle murmuré. Je suis là dehors. Mais dedans… je ne suis plus là depuis longtemps.
Il avait soupiré.
— Moi aussi, tu sais.
Ce fut la seule fois qu’ils partagèrent leur solitude à voix haute.
Le lendemain, Claire commença à chercher des billets pour Oulan-Bator. Sans en parler. Elle disait simplement qu’elle avait envie de prendre un peu de recul. Un petit voyage seule. Pour se ressourcer. Elle évitait les détails. Et Thomas ne posait pas de questions. C’était un étrange contrat tacite. Comme s’ils avaient peur de ce qu’ils pourraient découvrir en creusant.
Un soir, elle osa :
— Tu sais, je ne pars pas contre toi. Je pars pour moi.
— Tu crois vraiment qu’on peut faire ça ? Juste s’éclipser, quand on ne va pas bien ?
Elle hésita. Puis répondit doucement :
— Parfois, c’est la seule façon de revenir.
Chapitre 3
L’avion atterrit dans un vent sec, presque hostile. Dès qu’elle posa le pied sur le tarmac de l’aéroport de Oulan-Bator, Claire sentit un choc : le ciel immense, bleu comme une pierre précieuse, et l’air chargé d’un silence ancien.
Elle n’avait aucun programme précis. Seulement un contact : un certain Baatar, guide local, recommandé sur un forum obscur de passionnés de minéraux. Il parlait à peine anglais. Mais il était d’accord pour l’emmener là où la pierre noire avait été trouvée : dans la région du lac Uvs, à l’extrême ouest de la Mongolie.
Pendant deux jours, ils roulèrent. Des heures à travers des steppes infinies, des montagnes arides, des rivières glacées. Ils dormaient sous une yourte, mangeaient du riz au mouton, buvaient du thé au lait salé. Claire parlait peu. Baatar encore moins.
Mais dans ce silence, quelque chose d’étrangement vivant surgissait.
La nuit, Claire rêvait. Des rêves qu’elle ne comprenait pas mais qui la laissaient éveillée avec le cœur serré. Une voix l’appelait, souvent. Une voix sans mots, mais insistante. Parfois, c’était la pierre noire elle-même qui parlait. D’autres fois, c’était le vent. Ou le corps de Thomas.
Le troisième jour, ils arrivèrent au bord du lac. Une étendue d’eau grise, gelée sur les bords. Le sol était dur, crissant sous les pas. Baatar lui montra une falaise. Là, dit-il, ils avaient trouvé les pierres comme celle qu’elle avait reçue.
Claire s’en approcha. Elle toucha la roche, s’agenouilla, posa sa joue contre la pierre froide. Et elle pleura.
Pas un sanglot. Pas un cri. Mais une tristesse épaisse, ancienne, presque géologique. Comme si elle portait, depuis toujours, quelque chose qu’elle n’avait pas su déposer.
Elle resta ainsi des heures. Le soir venu, elle demanda à rester seule.
Dans la nuit, elle alluma un feu. Sortit toutes les petites pierres qu’elle avait amenées dans son sac. Les posa en cercle. Au centre, la pierre noire.
Et là, sans y penser, elle se mit à parler. Pas avec sa bouche. Mais avec tout son être.
Elle ne savait pas vraiment à qui elle s’adressait. À elle-même, peut-être. Ou à une mémoire plus grande.
Elle parla de son corps qu’elle avait oublié. De son couple, devenu mécanique. De sa peur de ne plus être aimée. De son besoin de silence. De sa colère tue. De sa beauté perdue. De sa maternité vécue comme un devoir. De son désir de fuir et d’être retrouvée.
Quand l’aube arriva, elle s’endormit, épuisée, les pierres serrées contre son ventre.
Le lendemain, elle rentra.
Pas changée. Mais reconnectée.
Chapitre 4
Quand Claire rentra à la maison, il faisait encore nuit. Elle posa sa valise dans l’entrée, ôta ses chaussures, et resta là un moment, immobile, comme si la maison elle-même lui demandait la permission d’entrer.
Thomas dormait. Elle ne le réveilla pas.
Le matin, il descendit sans un mot. Il la trouva dans la cuisine, les mains autour d’une tasse chaude, les cheveux encore pleins de vent. Il la regarda longtemps, comme s’il cherchait une faille dans le décor, un indice, une explication.
Mais elle ne parla pas tout de suite. Elle sourit. Un sourire léger, presque imperceptible. Et il sut qu’elle n’était plus exactement la même.
— C’était comment ? demanda-t-il, sans agressivité.
— Grand. Vaste. Vrai.
Il ne répondit pas. Il s’assit en face d’elle.
Le silence entre eux n’était plus hostile. Il était suspendu. Chargé de quelque chose de neuf.
Plus tard, elle défit sa valise. Elle sortit une à une les pierres qu’elle avait rapportées. Les enfants vinrent les toucher. Elle raconta des histoires. Le désert, les chevaux sauvages, le froid, le feu, les yourtes. Ils écoutaient fascinés. Thomas aussi.
Mais ce soir-là, elle rangea toutes les pierres dans une grande boîte, qu’elle plaça en haut d’une étagère.
— Tu ne les sors plus ? demanda-t-il.
Elle réfléchit.
— J’en ai moins besoin. Maintenant, je sais écouter autrement.
Il haussa les sourcils, interrogatif.
— Tu veux dire… les autres ?
— Non. Toi. Moi. Le silence.
Il baissa les yeux. Longtemps. Puis dit :
— Moi aussi, j’ai des choses à dire. Mais je crois que je ne sais pas comment.
— Alors ne dis rien. Marche avec moi.
Et ils sortirent. Dans le soir qui tombait, elle glissa sa main dans la sienne.
C’était une main connue, mais elle la sentait différente. Plus présente. Plus lourde, peut-être. Mais plus vivante.
Ils marchèrent longtemps, sans parler.
Et dans sa poche, Claire serrait une dernière pierre : une petite turquoise, sans valeur apparente, mais qui vibrait doucement, comme une promesse.
Ce conte aborde les sujets de la solitude silencieuse dans le couple et de la reconquête de soi. Poursuivez votre lecture en lisant d’autres articles sur ce blog, partagez et commentez.
Qui est Fanny Clair?
Je suis Fanny Clair, Française vivant au Brésil depuis 2014. Mariée et maman de deux jeunes enfants, je suis psychanalyste spécialisée dans les questions féminines, sexologue et thérapeute de couple.
Au sein de ma pratique, j'associe la psychanalyse et la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) pour offrir un accompagnement efficace.
Par ailleurs, je suis la fondatrice du blog "Savoir Collectif", où je partage des réflexions et des ressources sur le bien-être émotionnel.

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